Alliance historique dans le spatial européen : Airbus, Leonardo et Thales créent un géant des satellites

Le 23 octobre 2025 restera comme une date charnière pour l’industrie spatiale européenne. Airbus, Thales et Leonardo ont officialisé la signature d’un protocole d’accord visant à fusionner leurs activités spatiales au sein d’une entité commune. Baptisé « Bromo », du nom d’un volcan indonésien, ce projet d’envergure inédite marque une étape décisive dans la construction d’un champion européen capable de rivaliser avec les géants mondiaux du secteur.
Cette alliance stratégique répond à un constat partagé par l’ensemble des acteurs européens : face à la domination croissante de SpaceX et de ses satellites Starlink, face à la montée en puissance des acteurs chinois, l’Europe doit impérativement consolider ses forces pour préserver son autonomie technologique et sa compétitivité. Comme l’avait déclaré dès 2023 Guillaume Faury, PDG d’Airbus : « ou bien on travaille ensemble, ou bien on meurt ».
Une fusion aux dimensions continentales
La future entité réunira les expertises complémentaires de trois géants européens. Airbus apportera ses activités Space Systems et Space Digital, issues d’Airbus Defence and Space. Leonardo contribuera avec sa division spatiale, incluant ses participations dans Telespazio et Thales Alenia Space. Thales, de son côté, mobilisera principalement ses participations dans Thales Alenia Space, Telespazio et Thales SESO.
Sur le plan capitalistique, la répartition retenue reflète un équilibre soigneusement négocié : Airbus détiendra 35% du capital, tandis que Leonardo et Thales possèderont chacun 32,5%. Cette gouvernance partagée permettra d’assurer un contrôle conjoint entre les trois actionnaires.
Les chiffres donnent le vertige. Avec environ 25 000 salariés répartis à travers l’Europe, un chiffre d’affaires annuel de 6,5 milliards d’euros (sur la base des résultats pro forma de 2024) et un carnet de commandes représentant plus de trois années de ventes, cette nouvelle société disposera de la masse critique nécessaire pour s’imposer comme un acteur mondial de premier plan. Le siège social sera établi à Toulouse, capitale européenne de l’aéronautique et du spatial, où les trois entreprises disposent déjà d’importantes installations de production et de recherche.
Des synergies économiques et technologiques majeures
Au-delà de la taille, ce rapprochement promet des bénéfices économiques substantiels. Les trois groupes anticipent la génération de synergies annuelles « mid triple digit », soit plusieurs centaines de millions d’euros, sur le résultat d’exploitation cinq ans après la finalisation de l’opération. Ces synergies proviendront principalement d’efficiences opérationnelles en ingénierie, production et gestion de projets.
L’ambition affichée est claire : créer un acteur intégré couvrant l’ensemble de la chaîne de valeur spatiale, des infrastructures aux services. La nouvelle entreprise proposera un portefeuille complet de solutions dans les domaines des télécommunications, de la navigation par satellite, de l’observation de la Terre, de la science, de l’exploration spatiale et de la sécurité nationale. Seuls les lanceurs resteront exclus du périmètre.
Cette consolidation vise également à répondre aux besoins croissants des programmes européens. Le futur champion européen ambitionne de devenir le partenaire de confiance pour le développement et la mise en œuvre des programmes spatiaux nationaux souverains, notamment IRIS² (la constellation européenne de satellites de communication sécurisée), Galileo (le système de navigation européen) et Copernicus (le programme d’observation de la Terre).
Un enjeu de souveraineté technologique
Cette fusion s’inscrit dans un contexte géopolitique tendu où le spatial est devenu un domaine hautement stratégique. L’Europe spatiale fait face à une concurrence accrue, notamment celle de SpaceX qui a franchi en octobre 2025 le cap symbolique des 10 000 satellites Starlink lancés depuis 2019. Le réseau d’Elon Musk compte désormais plusieurs fois plus de satellites en orbite que toutes les autres sociétés réunies.
« Dans un contexte mondial marqué par une concurrence accrue, nous avons besoin de champions du spatial à l’échelle de l’Europe. C’est le seul moyen pour être plus compétitifs », a réagi Philippe Baptiste, ministre français de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Espace. Roland Lescure, ministre de l’Économie, a salué « une excellente nouvelle », soulignant que « la création d’un champion européen des satellites permet d’augmenter les investissements de la recherche et de l’innovation dans ce secteur stratégique et ainsi renforcer notre souveraineté européenne dans un contexte de compétition mondiale intense ».
L’Italie a également accueilli favorablement cette annonce. Adolfo Urso, ministre des Entreprises et du Made in Italy, a salué l’accord « favorisant l’émergence de champions européens capables de rivaliser à l’échelle mondiale » tout en « conférant un rôle de premier plan à nos grandes entreprises comme Leonardo ».
Cette dimension souveraine est d’autant plus cruciale que les satellites jouent un rôle majeur pour la sécurité et la défense des nations. Ils assurent des missions d’observation, d’écoute et de communication indispensables aux forces armées. Programmes comme CSO (Composante Spatiale Optique), CERES (renseignement électromagnétique) ou Syracuse (télécommunications militaires) illustrent l’importance stratégique de disposer de capacités spatiales autonomes.
Un calendrier ambitieux et des défis à relever
La mise en œuvre de ce projet suivra un calendrier précis. Les représentants du personnel des trois entreprises seront informés et consultés conformément aux législations en vigueur et aux accords collectifs applicables. La réalisation de l’opération reste soumise aux autorisations réglementaires habituelles, notamment l’approbation de la Commission européenne en matière de concurrence.
Si toutes les conditions sont réunies, la nouvelle entreprise pourrait être opérationnelle en 2027, même si certains observateurs évoquent déjà un possible décalage à 2028 compte tenu de la complexité de l’opération.
Les questions réglementaires constituent un défi majeur. Avec 6,5 milliards d’euros de chiffre d’affaires, le futur groupe serait plus de six fois plus important que son seul concurrent européen restant, l’allemand OHB. La Commission européenne devra évaluer l’impact concurrentiel de cette fusion et pourrait exiger des garanties ou des engagements spécifiques.
Face à ces inquiétudes, les dirigeants du projet Bromo assurent que le marché spatial connaîtra une croissance significative. « Le marché va tripler, ce n’est pas en fermant des usines qu’on va répondre à une demande qui explose », affirme un dirigeant de l’alliance.
Une réponse européenne à la disruption du marché spatial
Ce rapprochement constitue une réponse structurelle aux bouleversements profonds du marché spatial. Historiquement, Airbus Space Systems et Thales Alenia Space figuraient parmi les leaders mondiaux de la fabrication de gros satellites de télécommunication en orbite géostationnaire. Ces satellites, véritables bijoux technologiques de 3 à 6 tonnes vendus autour de 300 millions d’euros pièce, étaient destinés aux opérateurs comme Intelsat, SES ou Eutelsat.
L’arrivée de Starlink a profondément perturbé cet équilibre. Le marché des satellites géostationnaires a chuté de moitié, passant de 20 à 12 engins commandés par an au niveau mondial. À l’inverse, le segment des constellations de petits satellites en orbite basse connaît une croissance exponentielle. Entre 2020 et 2024, Starlink est passé de 0 à 45% du chiffre d’affaires mondial de tous les opérateurs de satellites réunis.
L’Europe a perdu la moitié du marché mondial des satellites en dix ans. Face à cette tendance préoccupante, la consolidation s’impose comme une nécessité. Comme le souligne Patrice Caine, PDG de Thales : « Le secteur spatial est en train d’exploser. Le prochain budget pluriannuel européen va consacrer 50 milliards d’euros au spatial, contre 15 dans le budget actuel ».
Un modèle de coopération européenne
Au-delà des chiffres, le projet Bromo incarne une vision renouvelée de la coopération industrielle européenne. Les trois PDG – Guillaume Faury pour Airbus, Roberto Cingolani pour Leonardo et Patrice Caine pour Thales – ont déclaré conjointement : « Ce partenariat concrétise la volonté des États européens de renforcer leurs capacités industrielles et technologiques, afin de garantir l’autonomie de l’Europe dans le domaine spatial et ses nombreuses applications ».
Cette alliance s’inscrit dans une dynamique plus large de renforcement de l’écosystème spatial européen. Elle pourrait stimuler l’ensemble de la filière, favorisant des retombées économiques pour les PME et équipementiers qui gravitent autour du secteur spatial. L’objectif est également de « renforcer la chaîne de valeur européenne et préserver les compétences critiques dans un domaine hautement stratégique ».
L’emplacement du siège à Toulouse confirme le rôle central de la France dans cette initiative. La capitale occitane concentre déjà des milliers d’emplois dans le spatial avec les sites d’Airbus (5 000 salariés), Thales Alenia Space (2 000 salariés) et d’autres acteurs de la filière. Cette implantation territoriale forte constitue un atout majeur pour attirer les talents et maintenir l’excellence technologique européenne.
Si tous les feux passent au vert, cette fusion marquera la plus importante consolidation de l’industrie spatiale européenne depuis la création d’Airbus en 2000. Un symbole fort de la capacité de l’Europe à s’unir pour relever les défis industriels et technologiques du XXIe siècle, dans un secteur désormais crucial pour sa souveraineté et sa compétitivité mondiale.
Sources documentaires
L’article s’appuie sur une recherche documentaire approfondie de 35 sources journalistiques et institutionnelles, incluant les communiqués de presse officiels d’Airbus (https://www.airbus.com/en/newsroom/press-releases/2025-10-airbus-leonardo-and-thales-sign-memorandum-of-understanding-to) et de Thales (https://www.thalesgroup.com/fr/actualites-du-groupe/communiques-de-presse/airbus-leonardo-et-thales-signent-un-protocole-daccord), des analyses de médias spécialisés en aérospatiale (Spaceflight Now, Flight Plan), des articles de la presse économique française (Les Échos, Le Figaro, Challenges, Capital, L’Express), des publications scientifiques (Polytechnique Insights, Astres-Espace), ainsi que des ressources institutionnelles du CNES et de l’Union européenne sur les programmes spatiaux européens (IRIS², Galileo, Copernicus). Les informations sur le contexte concurrentiel proviennent notamment de Numerama, 01net et CNBC pour les données relatives à SpaceX et Starlink, tandis que les réactions syndicales ont été documentées via les sites de Force Ouvrière, CFE-CGC et CGT Métallurgie.

Experte en accompagnement des entreprises, Aurore est depuis plus deux ans au cœur des prises de décisions des entreprises, des startups, PME et grands groupes.
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